'cause I've got friends in low places // Ed'

In very, very low places, à en croire le rade devant lequel se retrouvaient deux exemplaires de ce qui tenait plus de bouteilles sur pattes que d'hommes, à cette heure avancée et avinée. En ville, à part une ruelle crasseuse qui sentait le vomi et l'urine, dont celle qui se trouvait d'ailleurs derrière le bar en question, il ne devait pas y avoir plus low que Willy's Place. McDermott se demandait si son compagnon improvisé de soirée le savait. Vu qu'il ne savait rien ou presque sur lui, à part que quand il avait trop bu, Edward avait l'étoffe d'une rock star. Sa prestation enflammée dans leurs duos de karoke en témoignait. Au point qu'il avait fallu les sortir du P3, avant que la situation devienne ingérable. En partie parce qu'ils tenaient les micro en otages, mais ça...

Pas besoin de micro pour chanter, ceci dit. Mais son côté du duo musical le plus en vue de la ville — au moins pour cette nuit — avait quand même arrêté de brailler 'Take My Breath Away' en arrivant aux abords de ce qu'il se rappelait comme étant déjà le pire bar de toute la ville à l'époque du lycée. La notion du fait que tout le monde dans les alentours se foutrait du fait que sa femme, quand ils avaient commencé à se fréquenter huit ans auparavant, était amoureuse de Tom Cruise comme à peu près toutes les filles de l'époque, et que pour lui faire plaisir, il avait du se taper Top Gun au cinéma bien trop de fois, lui venait de son expérience d'ado avec le Willy's. D'ailleurs, en matière de p'tit con, il préférait Iceman à Maverick, lui. Mais c'est une autre histoire et dans tous les cas, les deux devraient piocher dans un autre répertoire, s'ils voulaient survivre à la soirée. Des trucs plus heavy & hard rock anthems que cheesy. Ou alors du cheesy hard-rock, à la limite.

McDermott lança donc un regard en biais à Edward, en lui ouvrant la porte sur l'équivalent local de la bouche de l'Enfer. L'air de lui demander s'il était bien sûr de vouloir continuer là soirée ici. Lui, ça lui allait, mais il voulait tout de même laisser l'occasion à son compagnon de beuverie de changer d'avis avant que ce soit trop tard.

— "Le Willy's, hm ? On aura d'la chance si on fini pas la nuit au poste, j'espère qu'tu sais ?"

Des chances qu'ils finissent dans une bagarre de bar dont personne ne saurait qui l'avait déclenchée mais où tout le monde en prendrait pour son compte ; une certaine forme de justice en ce bas monde. Tenant toujours la porte à Edward, le temps que le grand brun entre, ou au contraire, fasse marche arrière il ajouta:

— "Si t'as des envies de suicide en fait, on peut en parler... Entre tes choix de chansons et de bars, j'commence à m'inquiéter."

Comme s'il ne l'avait pas suivi sans broncher et au contraire, en alimentant la machine. Comme si son moral à lui n'était pas au diapason de celui pour qui il disait s'inquiéter. Comme si il n'avait pas l'intuition qu'une histoire de coeur était derrière le fait que son tout nouveau camarade se mettait en même temps dans un état et des endroits douteux. Allez-savoir d'où lui venait cette idée...

Ce soir, soir de nouveautés apparemment, je fis exactement ce que monsieur le professeur ne faisait pas. Du moins, ce qu'il n'aurait jamais fait avant, dans mon autre vie. Celle où j'étais un époux aimant et responsable, qui ne sirotait jamais plus qu'un verre de whiskey sur glace un jour de semaine, ne fumait définitivement pas la cigarette (eh oh, je reste un athlète malgré tout) et ne chantait certainement pas à tue-tête des chansons aux paroles pénibles et mélodramatiques, en public ou sur une scène, qui plus est. Clairement, cette vie exemplaire ne me correspondait plus et j'avais délaissé mes bonnes veilles habitudes pour quelques déboires, particulièrement ce soir. J'avais rencontré cet homme, Darell ou Darryl, je ne sais plus, au bar et nous étions déjà gravement atteints par l'alcool lorsque je lui ai adressé la parole pour la première fois.

Nous étions définitivement sur la même longueur d'onde: deux épaves humaines, délaissés et dégoûtés par cette chose affreuse qu'on appelle l'amour. L'amour nous avait trahis, ni plus ni moins. Mine de rien, ça faisait du bien de rencontrer quelqu'un d'aussi sain d'esprit que moi ( ). Les gens sont tellement illusionnés de nos jours, surtout en ce qui concerne l'amour. "Tu n'as simplement pas trouvé la bonne pour toi", radotaient mes collègues. Je peux vous assurer que les seuls mots qui avaient encore du sens pour moi ressemblaient davantage à 'bonne au lit'. Et ce n'est définitivement pas ce soir que je comptais ramener une conquête à la maison, pas dans l'état lamentable dans lequel je me trouvais, mais c'est mieux ainsi car j'ai trouvé plus précieux: un compagnon de cuite et de coeurs brisés. Quelqu'un qui me comprend enfin et ne va pas me répéter toutes ces choses insignifiantes à propos du grand Amour.

On vient d'arriver. Ce bar dont j'avais vaguement entendu parler depuis mon arrivée à Fall River. Je n'y avais jamais mis les pieds mais je peux vous assurer que l'odeur de l'urine dans la ruelle n'annonçait rien de bien joli. Tant pis, c'était le seul endroit de la ville qui nous accepterait dans cet état d'alcoolisme avancé.
- T'en fais pas, ça va. Je gère, je gère. Je ne sais pas qui de nous deux j'essaie de convaincre. Je vais m'asseoir au bar et commande deux verres de gin. Je lui en tends un et évite de justesse de l'échapper au sol. - Tiens mon nouvel ami, Darryl. Je dois t'avouer que tu ne laisses pas ta place non plus, dis-je en faisant référence à la détresse dans sa voix lorsqu'il accaparait le micro du bar P3. Elle lançait des SOS, littéralement. Ça ne s'invente pas. - Laisse-moi deviner. Toi aussi, elle t'a trompé. Plus personne n'est fidèle dans les années 90.

Du GIN. Son compagnon de soirée avait vraiment envie de finir de se griller les neurones, il semblait. Et gérait bien son affaire à ce sujet, à défaut de gérer autre chose. C'est pas Darell qui allait juger son camarade, ceci dit, vu l'état relativement minable dans lequel lui-même trouvait lui-même et ses exploits vocaux de la soirée. Sans prendre la peine de corriger le 'Darryl' aviné, parce que de toute façon ça se prononçait de manière quasi similaire et n'était rien qu'une variation du même prénom, et qu'il était trop imbibé pour y faire gaffe de toute manière, McDermott trinqua avec son jumeau de galère. Un sourire désabusé lui vint aux lèvres, tandis que les premiers verres d'une nouvelle longue série s'entrechoquaient. Et il imita le bruit d'un buzzer en mode wrong answer.

— "Si elle m'avait trompé, on aurait au moins pu en discuter. Mais même pas. Enfin j'crois pas. En fait, j'en sais rien." L'effet de la theme song de Top Gun au karaoke était encore là, mine de rien. "Elle a juste disparu. Pas un mot, rien. Elle est p'têtre au fond de l'Hudson ou bien elle s'est barrée pour rejoindre l'Eglise de Scientologie et son putain de Tom Cruise. Aucune idée, en fait..."

Et c'était bien là une grosse partie du nœud du problème et de ce qui le rongeait. Même plus que d'avoir été planté du jour au lendemain. Ne pas savoir ce qui était arrivé, si elle était encore en vie ou non, c'était bien pire que la déception sentimentale en soi. McDermott vida son verre d'un trait, pour bruler à coups de tord boyaux toute envie de s'attarder sur le sujet. Il préférait se concentrer sur l'autre époux désœuvré. A qui il déclara, avec toute l'objectivité d'un type qui se sent dans les mêmes chaussures pourries que celui assis à côté de lui:

— "Elle t'a trompé avec qui, au fait ? Dans tous les cas, c'est une conne. Il peut pas être mieux que toi." Là aussi, le niveau d'objectivité était proportionnel au taux d'alcoolémie et aux sentiments compliqués qu'ils partageaient. Mais d'une certaine manière...Edward était plutôt un très beau mec et Darell doutait que la donzelle ait trouvé beaucoup mieux dans le coin, au moins sur le chapitre physique. C'était Fall River, pas NYC. Peu de chance de tomber sur un top modèle à chaque coin de rue. Pour le reste, il ne connaissait rien de leur vie de couple, mais par principe pour l'instant, il se mettait tout entier du côté du délaissé. "Her loss. Elle valait pas le coup de s'attacher on dirait." Il prit le nouveau gin servi par le barman et fit tinter le verre contre celui d'Edward une seconde fois. "A ta liberté retrouvée. Savoure la."

Elle avait un goût amer pourtant, cette liberté. Aussi amer que la gorgée de gin qu'il sirota, plutôt que de vider le godet cul sec, cette fois.

Je l'écoute, incrédule. Je ne sais pas si c'est l'alcool qui a atteint mes facultés de raisonnement (sans doute), mais je n'arrive pas discerner s'il blague ou non. La façon dont il vide son verre d'un trait me fait comprendre qu'il est on ne peut plus sérieux. Je reste abasourdi quelques secondes ou bien c'est mon cerveau grâvement intoxiqué qui bug, puis je réagis avec vigueur : - Woah. C'est carrément digne d'un film américain, ton histoire. Je te permets de croire que Tom Cruise est impliqué. J'sais pas quoi te dire, mec. Ça craint, dis-je sincèrement, et puis, sans plus attendre, je fais signe au barman de nous servir un second verre. Clairement, il en a besoin encore plus que moi. Je poursuis : - Elle a tout simplement déserté comme ça, sans préavis ? Dis donc en matière de tragédie, tu remportes le titre, haut la main.

Je prends quelques gorgées du liquide corsé, celui-ci me brûle la gorge, puis je m'attarde sur MA situation désastreuse. Mais pas trop longtemps, car mon ex ne risque pas de gâcher ma soirée comme elle m'a gâché la vie.
- Avec un collègue en commun. Après dix ans de mariage, à-peu-près. J'arrive toujours pas à croire que j'ai quitté la ville sans lui avoir refait le portrait, à ce type. Je serre les dents lorsque le visage de ce pauvre crétin se dessine vaguement dans mon esprit. Puis je secoue la tête pour tenter de chasser cette image comme les émotions désagréables qui l'accompagnent.

- À notre liberté et à toutes ces femmes qui n'attendent que nous. Je lève mon verre en jetant un coup d'oeil autour de nous. Les murs tournent légèrement. La seule femme ici présente a 50 ans au moins et semble être dans un état encore pire que le nôtre, si c'est seulement possible. Pour les femmes, on repassera.